Giordano Bruno.
Dès lors, puisqu'il n'y a plus de sphères cristallines emboîtées, comment Bruno peut-il rendre compte de la cause des mouvements des mondes innombrables autour de leurs soleils respectifs ? Rejetant toute causalité transitive et extrinsèque du mouvement, il invoque l'action de principes internes, c'est-à-dire d'âmes motrices inhérentes aux mondes, seuls principes véritablement naturels. L'âme motrice est à la fois une sorte d'intellect et un principe vital spontané, « la tendance naturelle et vivante de chaque être à se perpétuer dans l'être et à se régénérer ». Sur ce point, Bruno reste bien un penseur de la Renaissance. L'âme du monde, dont les âmes particulières ne sont que des modes, est à la fois ce qui assure le dynamisme (la puissance active) et l'harmonie (l'organisation interne) des êtres au sein de l'Univers infini.
Bruno ne se contente pas de critiquer le « réalisme naïf » des péripatéticiens pour réfuter leur finitisme cosmologique : il déploie aussi contre les apories de la limitation une double argumentation qui s'inspire, d'une part, de la philosophie naturelle, d'autre part, de la théologie. La première argumentation, empruntée aux épicuriens aussi bien qu'à Nicolas de Cues, consiste dans l'idée que la limitation du fini implique nécessairement autre chose que lui-même, ce qui rend absurde et contradictoire dans les termes la notion de limite ultime ou absolue. L'illustration de cet argument, c'est la main, le bâton, le javelot ou l'épée qui franchit la limite convexe de l'illusoire sphère des fixes : « Si quelqu'un avançait la main au-delà de cette convexité [du monde], cette main ne serait en aucun lieu de l'espace, et ne serait nulle part ; par conséquent, elle n'aurait plus d'existence. [...] J'ajoute à ceci qu'aucune intelligence ne saurait concevoir cette affirmation péripatéticienne sans contradiction. » Cette image est issue d'une longue tradition, comme l'ont rappelé Alexandre Koyré et Léon Robin : on la retrouve chez Archytas, Eudème, Épicure, Lucrèce, Cicéron... Certains y voient même l'illustration de l'axiome d'Eudoxe-Archimède. Ainsi Bruno montre que l'intellect (intelleto) peut dépasser toutes les limitations que perçoivent nos sens finis et qu'il ne trouve en lui-même aucune raison déterminante de s'arrêter dans ce dépassement, comme l'indiquent l'image lucrécienne du javelot ou l'image brunienne de l'envol : « Je fends les cieux et je m'érige à l'infini. » En outre, l'étude de la grande comète de 1577 et de celles de 1582 et 1585 par Tycho Brahe a fourni à Bruno des arguments observationnels dont il fit longuement état dans son De immenso et qui viennent confirmer le bien-fondé de ses attaques contre l'existence des sphères cristallines emboîtées, contre la distinction aristotélicienne du monde sublunaire et du monde supralunaire, enfin contre le dogme traditionnel de l'incorruptibilité des cieux.
S.P.