Le Numineux .
Les deux auteurs qui ont le plus pris en compte l'antiréductionnisme lié au concept de numineux sont Mircea Eliade et Carl Gustav Jung.
L'œuvre entière de Mircea Eliade se fonde sur la nécessité de comprendre le sacré dans sa manifestation, tel que R. Otto en a posé les principes. Ses travaux relèvent d'une phénoménologie du sacré. Pour asseoir cette approche, Eliade propose le concept de « hiérophanie », terme plus général que celui de numineux et désignant le fait que « quelque chose de sacré se montre à nous, se manifeste ». Ce concept est très important en ce qu'il court-circuite la plupart des débats nés de l'évolutionnisme culturel et du sociologisme dans l'anthropologie religieuse. Selon Eliade, la religiosité est une totalité. Elle ne peut donc être réduite en une série de stades préreligieux ou en phénomènes élémentaires. Mais elle ne peut pas plus être réduite à une simple structure dont les contenus seraient non signifiants. Elle échappe à tout réductionnisme mentaliste. Cette totalité numineuse ne peut être approchée et étudiée que replacée, et en quelque sorte « réanimée », dans l'espace et le temps propres aux phénomènes sacrés. C'est seulement ainsi que toute hiérophanie est susceptible de faire sens, c'est-à-dire d'investir le sujet qui en est le témoin dans une dynamique symbolique qui le transforme en le faisant participer aux processus mythiques cosmo-, anthropo- et théogoniques.
Il revient aux travaux de Carl Gustav Jung d'avoir montré ces processus à l'œuvre au travers de ce qu'il a appelé l'énergétique de l'âme. À partir de son expérience de psychologie des profondeurs, il a montré que le symbole mettait en jeu, comme « transformateur d'énergie psychique », des expériences qui correspondraient effectivement à ce que Otto avait repéré comme « numineux » — et que Jung comprend comme correspondant à la réalité du « daïmonique ». Selon Jung, dans une rencontre numineuse, le conscient (moi empirique) est tout à coup confronté à l'expérience de ses limites et de la présence d'une réalité transcendantale qui lui est surordonnée (le soi). Une telle expérience se révèle d'ordre archétypique, en ce qu'elle permet l'irruption en la conscience de contenus transindividuels, mais qui ont puissance d'individuation. Comme l'écrit Jung dans Ma Vie : « De telles expériences ont une influence secourable ou dévastatrice sur l'homme. Il ne peut ni les saisir, ni les comprendre, ni les dominer, il ne peut pas plus s'en libérer qu'il ne peut leur échapper, et c'est pourquoi il les ressent comme relativement subjugantes, voire toutes-puissantes. »
Alain Delaunay .